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Technophobie/-- Extraits de Si Loin du Monde...

Il faut de l’argent sans cesse, et beaucoup plus que je n’aurais pu le croire. Pas si facile d’admettre ce mythe nouveau quand on vient d’un monde où ce mythe était inconnu.
Car le Terrien est né vendeur et on lui a appris que tout peut être vendu . Il suffit de produire.
Quoi ? N’importe quoi. Et ceci explique l’infernal encombrement de ce monde. A peine s’il reste un peu de place pour y vivre.
L’objet dirige le monde. Lui seul est entretenu, amélioré, couvé, réinventé sans cesse.
Sur cet échange d’hystérie repose toute une civilisation qui court éternellement après sa queue entraînant des millions d’êtres dans une course sans fin. Une course démente et fatale, il faut préciser, car les êtres humains s’usent beaucoup plus vite que les objets. De ce fait ils ne semblent pourtant pas se préoccuper. Cela ne les empêche pas de courir de plus en plus vite, comme s’ils n’avaient qu’une seule crainte, celle de manquer leur mort. Comment font-ils pour nier l’absurde de tout cela ? Ou pour le supporter ? Question sans réponse. Les intéressés eux-mêmes l’ont laissée en suspens.
Ce monde me laisse une curieuse sensation de déjà vu, de chose terne et sans intérêt formant une énorme explosion de vacarme inutile et de vaine agitation.
Car ce marécage de pierres et de vivants qui se décomposent lentement dans la poussière et l’ennui dégage une constante odeur de pourriture que je devrais être incapable de supporter. Je devrais, si j’étais limité à l’être que je suis. Mais à cet être on a ajouté d’autres facultés. On a élargi ses possibilités, on lui a greffé des possibilités nouvelles. La persévérance, les exercices pratiques ont payé. Je supporte. Et pas même en moi le recul du dégoût, le sursaut de la répugnance. Pas encore du moins.
Et l’aube sur Terre se lève sur un monde de cadavres. Un monde blême, inerte, effrayant à affronter. Peut-être pour ces raisons que ces corps n’arrivent pas à reprendre des couleurs et de la vie durant la journée. Ils s’éveillent, sortent de leurs tombeaux, s’animent, mais restent gris, déjà à moitié rongés par la vermine, gavés de trop de léthargie pour vivre au maximum, trop anémiés pour s’accomplir.
Je vais assumer ma condition d’homme. Mais où trouver les mots pour dire tout ce que cette condition contient d’humiliant, de terne, de terrifiant ?
Rythme forcené car l’un des mythes essentiels de ce monde est le rendement maximum et l’investissement automatique des gains dans l’achat de nouvelles machines à réaliser des gains. Voilà pourquoi chaque homme doit obligatoirement avoir une spécialité bien définie. Ce qui signifie que son travail n’est que l’éternelle répétition des mêmes gestes, des mêmes phrases. Il devient le simple maillon d’une chaîne sans fin et sans commencement, implacablement relié aux horloges qui toutes affirment que le temps perdu ne se rattrape jamais, il tourne comme les roues dentées ou les lanières des turbines, il suit la fièvre générale, infiniment moins bien réglé que ses machines, s’appliquant à faire aussi bien, hanté par la terreur d’être considéré comme un élément sans efficience, c’est-à-dire sans utilité.
Comment font-ils, les hommes, pour accepter ? A quelle force de silence s’adressent-ils pour ne pas hurler leur refus d’aller plus loin et leur décision de ne plus toucher à aucune pièce de cette mise en scène de la terreur ? Dans quelle drogue leurs yeux baignent-ils pour échapper à l’effroi que dégage cette répétition d’actes identiques qui ne peuvent aller que du présent à la mort, en sens unique, en ligne droite.
Savoir et ne même pas pouvoir hurler au secours. Ne rien pouvoir faire. Ne rien pouvoir dire. Attendre. Subir. Et sentir, sans rien voir, la vie nous sortir du corps par quelque insoupçonnable hémorragie, sentir, rien qu’en la devinant, la mort prendre sa place, en douce, sans incident, sans heurt. Attendre. Bâillonnés, ligotés, anesthésiés, au centre d’une inexplicable expérience de chimie organique. Attendre combien de jours encore ? Combien de semaines ?
Parfois je cherche à savoir quelle est exactement la chose qui m’a contaminé le plus sûrement. L’ennui ? Le décor ? Le bruit ? Les êtres vivants ? La saleté ou la puanteur ? Impossible de savoir. Impossible puisque le tout n’était qu’une pelote de fils qui tous convergeaient en plein centre de mon existence. Tous sécrétaient la même couleur, le même venin, le même suc mortel.
Je suis la couleur grise. Comme il est l’heure grise de la fin dans une chambre grise, accrochée entre des milliers de façades grises dressées au-dessus d’une gigantesque mine de gris dont les émanations ont depuis longtemps corrodé tout un univers. Ma terreur elle-même est presque insaisissable. Je ne pourrais même plus la hurler. Je ne puis que me taire. Mais ce silence, comme le reste, est gris lui aussi.
Les hommes avaient pensé à attaquer de front le cancer et la tuberculose, la folie et le rhumatisme, mais personne n’avait songé à chercher le sérum contre l’ennui. Comment expliquer ce mystère ?
Comment me procurer une cartouche de dynamite ? Vous n’auriez pas un peu de dynamite, je vous prie ?
Le crier. Il faut le crier. Me redresser, ouvrir la fenêtre et crier assez fort pour qu’ils m’entendent là-bas. Leur crier que jamais plus, impossible, cessez tout.

Extraits de « Si loin du monde... », in Futurs sans avenir, J. Sternberg, Le livre de poche, 1979, (1971, Robert Laffont).

Il faut de l’argent sans cesse, et beaucoup plus que je n’aurais pu le croire. Pas si facile d’admettre ce mythe nouveau quand on vient d’un monde où ce mythe était inconnu.
Car le Terrien est né vendeur et on lui a appris que tout peut être vendu . Il suffit de produire.
Quoi ? N’importe quoi. Et ceci explique l’infernal encombrement de ce monde. A peine s’il reste un peu de place pour y vivre.
L’objet dirige le monde. Lui seul est entretenu, amélioré, couvé, réinventé sans cesse.
Sur cet échange d’hystérie repose toute une civilisation qui court éternellement après sa queue entraînant des millions d’êtres dans une course sans fin. Une course démente et fatale, il faut préciser, car les êtres humains s’usent beaucoup plus vite que les objets. De ce fait ils ne semblent pourtant pas se préoccuper. Cela ne les empêche pas de courir de plus en plus vite, comme s’ils n’avaient qu’une seule crainte, celle de manquer leur mort. Comment font-ils pour nier l’absurde de tout cela ? Ou pour le supporter ? Question sans réponse. Les intéressés eux-mêmes l’ont laissée en suspens.
Ce monde me laisse une curieuse sensation de déjà vu, de chose terne et sans intérêt formant une énorme explosion de vacarme inutile et de vaine agitation.


Car ce marécage de pierres et de vivants qui se décomposent lentement dans la poussière et l’ennui dégage une constante odeur de pourriture que je devrais être incapable de supporter. Je devrais, si j’étais limité à l’être que je suis. Mais à cet être on a ajouté d’autres facultés. On a élargi ses possibilités, on lui a greffé des possibilités nouvelles. La persévérance, les exercices pratiques ont payé. Je supporte. Et pas même en moi le recul du dégoût, le sursaut de la répugnance. Pas encore du moins.
Et l’aube sur Terre se lève sur un monde de cadavres. Un monde blême, inerte, effrayant à affronter. Peut-être pour ces raisons que ces corps n’arrivent pas à reprendre des couleurs et de la vie durant la journée. Ils s’éveillent, sortent de leurs tombeaux, s’animent, mais restent gris, déjà à moitié rongés par la vermine, gavés de trop de léthargie pour vivre au maximum, trop anémiés pour s’accomplir.
Je vais assumer ma condition d’homme. Mais où trouver les mots pour dire tout ce que cette condition contient d’humiliant, de terne, de terrifiant ?
Rythme forcené car l’un des mythes essentiels de ce monde est le rendement maximum et l’investissement automatique des gains dans l’achat de nouvelles machines à réaliser des gains. Voilà pourquoi chaque homme doit obligatoirement avoir une spécialité bien définie. Ce qui signifie que son travail n’est que l’éternelle répétition des mêmes gestes, des mêmes phrases. Il devient le simple maillon d’une chaîne sans fin et sans commencement, implacablement relié aux horloges qui toutes affirment que le temps perdu ne se rattrape jamais, il tourne comme les roues dentées ou les lanières des turbines, il suit la fièvre générale, infiniment moins bien réglé que ses machines, s’appliquant à faire aussi bien, hanté par la terreur d’être considéré comme un élément sans efficience, c’est-à-dire sans utilité.

Comment font-ils, les hommes, pour accepter ? A quelle force de silence s’adressent-ils pour ne pas hurler leur refus d’aller plus loin et leur décision de ne plus toucher à aucune pièce de cette mise en scène de la terreur ? Dans quelle drogue leurs yeux baignent-ils pour échapper à l’effroi que dégage cette répétition d’actes identiques qui ne peuvent aller que du présent à la mort, en sens unique, en ligne droite.
Savoir et ne même pas pouvoir hurler au secours. Ne rien pouvoir faire. Ne rien pouvoir dire. Attendre. Subir. Et sentir, sans rien voir, la vie nous sortir du corps par quelque insoupçonnable hémorragie, sentir, rien qu’en la devinant, la mort prendre sa place, en douce, sans incident, sans heurt. Attendre. Bâillonnés, ligotés, anesthésiés, au centre d’une inexplicable expérience de chimie organique. Attendre combien de jours encore ? Combien de semaines ?

Parfois je cherche à savoir quelle est exactement la chose qui m’a contaminé le plus sûrement. L’ennui ? Le décor ? Le bruit ? Les êtres vivants ? La saleté ou la puanteur ? Impossible de savoir. Impossible puisque le tout n’était qu’une pelote de fils qui tous convergeaient en plein centre de mon existence. Tous sécrétaient la même couleur, le même venin, le même suc mortel.
Je suis la couleur grise. Comme il est l’heure grise de la fin dans une chambre grise, accrochée entre des milliers de façades grises dressées au-dessus d’une gigantesque mine de gris dont les émanations ont depuis longtemps corrodé tout un univers. Ma terreur elle-même est presque insaisissable. Je ne pourrais même plus la hurler. Je ne puis que me taire. Mais ce silence, comme le reste, est gris lui aussi.
Les hommes avaient pensé à attaquer de front le cancer et la tuberculose, la folie et le rhumatisme, mais personne n’avait songé à chercher le sérum contre l’ennui. Comment expliquer ce mystère ?
Comment me procurer une cartouche de dynamite ? Vous n’auriez pas un peu de dynamite, je vous prie ?
Le crier. Il faut le crier. Me redresser, ouvrir la fenêtre et crier assez fort pour qu’ils m’entendent là-bas. Leur crier que jamais plus, impossible, cessez tout.

Extraits de « Si loin du monde... », in Futurs sans avenir, J. Sternberg, Le livre de poche, 1979, (1971, Robert Laffont).

Ce monde me laisse une curieuse sensation de déjà vu, de chose terne et sans intérêt formant une énorme explosion de vacarme inutile et de vaine agitation.
Car ce marécage de pierres et de vivants qui se décomposent lentement dans la poussière et l’ennui dégage une constante odeur de pourriture que je devrais être incapable de supporter. Je devrais, si j’étais limité à l’être que je suis. Mais à cet être on a ajouté d’autres facultés. On a élargi ses possibilités, on lui a greffé des possibilités nouvelles. La persévérance, les exercices pratiques ont payé. Je supporte. Et pas même en moi le recul du dégoût, le sursaut de la répugnance. Pas encore du moins.

Il faut de l’argent sans cesse, et beaucoup plus que je n’aurais pu le croire. Pas si facile d’admettre ce mythe nouveau quand on vient d’un monde où ce mythe était inconnu.
Car le Terrien est né vendeur et on lui a appris que tout peut être vendu . Il suffit de produire.
Quoi ? N’importe quoi. Et ceci explique l’infernal encombrement de ce monde. A peine s’il reste un peu de place pour y vivre.
L’objet dirige le monde. Lui seul est entretenu, amélioré, couvé, réinventé sans cesse.
Sur cet échange d’hystérie repose toute une civilisation qui court éternellement après sa queue entraînant des millions d’êtres dans une course sans fin. Une course démente et fatale, il faut préciser, car les êtres humains s’usent beaucoup plus vite que les objets. De ce fait ils ne semblent pourtant pas se préoccuper. Cela ne les empêche pas de courir de plus en plus vite, comme s’ils n’avaient qu’une seule crainte, celle de manquer leur mort. Comment font-ils pour nier l’absurde de tout cela ? Ou pour le supporter ? Question sans réponse. Les intéressés eux-mêmes l’ont laissée en suspens.
Ce monde me laisse une curieuse sensation de déjà vu, de chose terne et sans intérêt formant une énorme explosion de vacarme inutile et de vaine agitation.

Car ce marécage de pierres et de vivants qui se décomposent lentement dans la poussière et l’ennui dégage une constante odeur de pourriture que je devrais être incapable de supporter. Je devrais, si j’étais limité à l’être que je suis. Mais à cet être on a ajouté d’autres facultés. On a élargi ses possibilités, on lui a greffé des possibilités nouvelles. La persévérance, les exercices pratiques ont payé. Je supporte. Et pas même en moi le recul du dégoût, le sursaut de la répugnance. Pas encore du moins.

Et l’aube sur Terre se lève sur un monde de cadavres. Un monde blême, inerte, effrayant à affronter. Peut-être pour ces raisons que ces corps n’arrivent pas à reprendre des couleurs et de la vie durant la journée. Ils s’éveillent, sortent de leurs tombeaux, s’animent, mais restent gris, déjà à moitié rongés par la vermine, gavés de trop de léthargie pour vivre au maximum, trop anémiés pour s’accomplir.
Je vais assumer ma condition d’homme. Mais où trouver les mots pour dire tout ce que cette condition contient d’humiliant, de terne, de terrifiant ?
Rythme forcené car l’un des mythes essentiels de ce monde est le rendement maximum et l’investissement automatique des gains dans l’achat de nouvelles machines à réaliser des gains. Voilà pourquoi chaque homme doit obligatoirement avoir une spécialité bien définie. Ce qui signifie que son travail n’est que l’éternelle répétition des mêmes gestes, des mêmes phrases. Il devient le simple maillon d’une chaîne sans fin et sans commencement, implacablement relié aux horloges qui toutes affirment que le temps perdu ne se rattrape jamais, il tourne comme les roues dentées ou les lanières des turbines, il suit la fièvre générale, infiniment moins bien réglé que ses machines, s’appliquant à faire aussi bien, hanté par la terreur d’être considéré comme un élément sans efficience, c’est-à-dire sans utilité.

Comment font-ils, les hommes, pour accepter ? A quelle force de silence s’adressent-ils pour ne pas hurler leur refus d’aller plus loin et leur décision de ne plus toucher à aucune pièce de cette mise en scène de la terreur ? Dans quelle drogue leurs yeux baignent-ils pour échapper à l’effroi que dégage cette répétition d’actes identiques qui ne peuvent aller que du présent à la mort, en sens unique, en ligne droite.
Savoir et ne même pas pouvoir hurler au secours. Ne rien pouvoir faire. Ne rien pouvoir dire. Attendre. Subir. Et sentir, sans rien voir, la vie nous sortir du corps par quelque insoupçonnable hémorragie, sentir, rien qu’en la devinant, la mort prendre sa place, en douce, sans incident, sans heurt. Attendre. Bâillonnés, ligotés, anesthésiés, au centre d’une inexplicable expérience de chimie organique. Attendre combien de jours encore ? Combien de semaines ?

Parfois je cherche à savoir quelle est exactement la chose qui m’a contaminé le plus sûrement. L’ennui ? Le décor ? Le bruit ? Les êtres vivants ? La saleté ou la puanteur ? Impossible de savoir. Impossible puisque le tout n’était qu’une pelote de fils qui tous convergeaient en plein centre de mon existence. Tous sécrétaient la même couleur, le même venin, le même suc mortel.
Je suis la couleur grise. Comme il est l’heure grise de la fin dans une chambre grise, accrochée entre des milliers de façades grises dressées au-dessus d’une gigantesque mine de gris dont les émanations ont depuis longtemps corrodé tout un univers. Ma terreur elle-même est presque insaisissable. Je ne pourrais même plus la hurler. Je ne puis que me taire. Mais ce silence, comme le reste, est gris lui aussi.
Les hommes avaient pensé à attaquer de front le cancer et la tuberculose, la folie et le rhumatisme, mais personne n’avait songé à chercher le sérum contre l’ennui. Comment expliquer ce mystère ?
Comment me procurer une cartouche de dynamite ? Vous n’auriez pas un peu de dynamite, je vous prie ?
Le crier. Il faut le crier. Me redresser, ouvrir la fenêtre et crier assez fort pour qu’ils m’entendent là-bas. Leur crier que jamais plus, impossible, cessez tout.

Extraits de « Si loin du monde... », in Futurs sans avenir, J. Sternberg, Le livre de poche, 1979, (1971, Robert Laffont).

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